1. Attendre

Alice attendait Paul sur le quai. Il avait laissé un message inaudible sur le répondeur, pour prévenir qu’il arriverait par le ferry de l’après-midi. C’était tout lui. Il ne pouvait pas préciser s’il prenait celui de 13 h 20 ou celui de 15 h 55. Elle était là depuis une éternité, plantée devant le panneau des horaires, à essayer de deviner ses intentions.

En se maudissant intérieurement, Alice s’était postée sur le ponton dès 13 h 20, sachant pertinemment qu’il ne serait pas à bord du premier bateau. Elle avait vaguement regardé défiler les visages des passagers qui en descendaient, en se répétant que, de toute façon, elle était venue pour rien. Elle s’était assise sur un banc un peu à l’écart, pieds nus, son livre sur les genoux, pour éviter d’avoir à entrer en contact avec quiconque. En pensée, elle le détrompait : « Je sais que tu n’es pas dans ce bateau, Paul ! Ne va pas t’imaginer que je me fais des idées. » Mais même là, sous son contrôle, il restait taquin et imprévisible.

Avant l’arrivée du ferry de 15 h 55, elle étala du baume sur ses lèvres et se brossa les cheveux. Le suivant était à 18 h 10, ce que Paul aurait raisonnablement appelé « le soir ». À moins qu’il n’ait raté le « ferry de l’après-midi », comme il disait, ce qui était fort possible.

Elle essayait souvent d’imaginer ce qui pouvait se passer dans sa tête. Elle attachait trop d’importance à ce qu’il pensait, restait marquée par ses avis péremptoires alors qu’il les avait sans doute depuis longtemps oubliés.

C’était une chose d’essayer de pénétrer son esprit quand il se trouvait là, devant elle, et que chacun de ses mots lui fournissait un indice pour confirmer ou infirmer ses hypothèses au fur et à mesure. Mais après trois ans de silence toute supposition devenait hasardeuse. Dans un sens, c’était plus difficile, mais d’un autre côté, cela lui simplifiait la tâche : elle était libérée de son emprise. Libre de s’approprier ses pensées et de les interpréter à sa guise.

Il avait été absent deux étés de suite. Elle avait du mal à en comprendre la raison. Sans lui, l’été n’était que l’ombre de lui-même. Toute émotion semblait atténuée, à peine ressentie, si vite passée. Les souvenirs s’effaçaient aussitôt. Il n’y avait rien de neuf depuis la dernière fois. Elle se retrouvait sur ce ponton, à l’attendre, sur un banc de bois ou sur l’autre. En fait, elle n’avait jamais cessé de l’attendre.

En son absence, elle n’arrivait pas à se représenter son visage. Chaque été, il revenait avec la même tête, dont elle ne se souvenait jamais.

D’un œil distrait, elle voyait les gens arriver, partir, attendre. Elle faisait signe à ceux qu’elle connaissait, en général les parents de ses amis. Le souffle du vent atténuait la morsure du soleil sur ses épaules. Lentement, avec l’ongle de son gros orteil, elle gratta le bois du banc, détachant une longue écharde.

Quand il s’agissait d’attendre, Riley avait toujours mieux à faire. Paul était pourtant son meilleur ami. Il lui manquait, mais elle n’aimait pas attendre. Alice non plus n’aimait pas attendre. Personne n’aime attendre. Mais Alice était la plus jeune des deux sœurs. Elle n’avait pas encore le réflexe de refuser quelque chose simplement parce que ça ne lui plaisait pas.

Elle guettait le ferry, petit triangle blanc surgissant à l’autre bout de la baie. Tant qu’il n’était pas là, elle arrivait à peine à se le figurer. Comme s’il n’allait jamais arriver. Puis, soudain, il apparaissait et prenait forme rapidement. Il finissait toujours par arriver.

Elle se leva. C’était plus fort qu’elle. Abandonnant son livre sur le banc, la couverture battant au vent. Serait-il là ? Etait-il à bord ?

Elle se détacha les cheveux, tira son débardeur sur ses hanches. Elle voulait qu’il voie tout d’elle. Elle voulait qu’il ne voie rien d’elle. Qu’il soit ébloui par chaque détail, aveugle à l’ensemble. Qu’il ait une vision globale, pas morcelée. Ses désirs semblaient inconciliables.

Elle trépignait d’impatience. Croisa les bras. Elle vit approcher une femme entre deux âges. À son sarong rose, elle reconnut la prof de yoga de sa mère.

– Tu attends quelqu’un, Alice ?

C’était tellement évident que la question en devenait pernicieuse.

– Non, personne, mentit-elle, gênée.

Le visage bronzé de cette femme lui était très familier, pourtant elle ne connaissait pas son nom. Elle savait que son caniche s’appelait Albert et que, dans ses cours, on chantait beaucoup. Sur l’île, les enfants n’avaient pas à se soucier du prénom des adultes, alors que les adultes connaissaient toujours le leur. Cette relation symétrique se perpétuait malgré le temps qui passait car pour les gens d’ici, les enfants restaient des enfants, quel que soit leur âge.

La femme regarda ses pieds, qui eux n’auraient su mentir. Si Alice avait prévu d’embarquer à bord du ferry de 15 h 55, elle aurait porté des chaussures.

Elle erra jusqu’à la zone de fret pour tenter de se donner une contenance. Elle n’avait pas le mensonge facile. Mentir créait une connivence qui la mettait mal à l’aise. Elle préférait garder ses mensonges pour les gens dont elle connaissait le prénom.

Elle n’osait pas regarder le bateau. Elle se rassit sur le banc, bras et jambes croisés, tête baissée.

C’était un petit village, sur une petite île, avec ses us et coutumes particuliers. Le mode de vie estival se résumait à un adage : « Ni clés ni portefeuille ni chaussures. » Il n’y avait pas de voitures et – autrefois, tout du moins – personne ne fermait sa porte à clé. Le seul commerce était l’épicerie de Waterby, qui vendait surtout des glaces et des bonbons, et où l’on payait en donnant simplement son nom. Quant à ceux qui portaient des chaussures, trois options : ils venaient d’arriver, repartaient ou allaient faire un tennis. Même au yachtclub. Même aux soirées. C’était une véritable fierté locale d’avoir les pieds assez calleux pour supporter les chemins de planches pleins d’échardes. On en attrapait toujours autant ; c’était inévitable. Mais on ne s’en plaignait pas, c’était comme ça. Tous les enfants le savaient. A la fin de l’été, Alice avait la plante des pieds constellée de vieux bouts d’écharde. Ils finissaient par disparaître, Dieu sait comment. « Ils sont assimilés par le corps », lui avait un jour confié Sawyer Boyd d’une voix savante, du haut de ses sept ans.

Tous les échanges se jouaient dans un rythme et un ordre qui n’appartenaient qu’à l’île. On voyait les gens qui arrivaient, repartaient, attendaient. Et leurs affaires entassées sur le quai avant d’être emportées chez eux dans un chariot. On pouvait savoir quelle marque de papier toilette ils achetaient. Pour Alice, le « triple épaisseur » était un luxe qui en disait plus long sur une personne que son sac à main ou ses chaussures. Les gens chargés de sacs Fairway [1], de livres et de journaux descendaient ici, à Waterby, ou bien à Saltaire. Ceux qui se rendaient à Kismet avaient toujours des provisions de bière.

La voiture préserve l’intimité. Sans véhicule, on vit au grand jour. Tout le monde sait où l’on va et avec qui. Qui on attend sur le quai. Pour qui on se brosse les cheveux. On est exposé aux regards, mais aussi en sécurité.

La liberté régnant sur l’île avait toujours attiré les idéalistes, même les plus superficiels. « Débarrassons-nous des voitures, et adieu le réchauffement planétaire, les guerres au Moyen-Orient, l’obésité et l’essentiel de la criminalité », se plaisait à dire son père.

Le ferry théâtralisait les arrivées et les départs. Les adultes ne cessaient d’aller et venir, mais souvent Alice et Riley ne faisaient l’aller retour qu’une fois dans la saison. Elles arrivaient avec leur peau blanche, leurs cheveux fraîchement coupés, leurs pieds tendres et leur timidité. Elles repartaient avec la peau bronzée, couvertes de taches de rousseur et de piqûres de moustiques, la plante des pieds plus épaisse qu’un pneu et une assurance frôlant l’insolence.

Elle se rappelait les retrouvailles et plus encore les au revoir. La tradition voulait que ceux qui restent sur l’île saluent le départ de leurs amis en plongeant dans l’eau au moment où le bateau quittait le quai.

Elle entendit justement le ferry approcher dans son dos. Elle dénoua ses bras et posa les mains sur le banc. La houle battait les piliers du ponton. Elle déplia ses jambes et posa un talon sur le sol.

Alice aurait préféré être celle qui arrive, plutôt que celle qui attend. Elle aurait préféré être celle qui part, plutôt que celle qui reste, mais les choses ne se passaient jamais ainsi. Bizarrement, c’était toujours Alice qui attendait et Alice qui plongeait.

Paul se tenait sur le pont supérieur, affrontant les embruns, tandis que les monstrueuses villas de la côte sud de Long Island s’éloignaient, cédant la place à l’eau sombre.

Dès qu’on montait sur le ferry, l’air semblait s’épaissir. Tout devenait poisseux. Sentant ses cheveux lui gifler le visage, Paul eut la vision d’Alice fourrageant dans son sac à la recherche d’un élastique. Il l’imaginait, pinçant toutes sortes de choses entre ses lèvres pendant qu’elle se faisait une tresse. À l’époque, il avait les cheveux courts et, bien qu’impressionné par son habileté à se coiffer ainsi en pleine tempête – quel garçon n’est pas fasciné par les nattes ? –, il avait toujours pensé que ça ne servait à rien. Mais maintenant, il avait les cheveux longs.

La première chose qu’on apercevait, c’était l’obélisque Robert Moses, puis le phare tout dégingandé. Bon, il n’était pas vraiment dégingandé. En fait, pour lui, ce phare était la référence en matière de phare. Tous les autres lui paraissaient gros et courtauds en comparaison. On préfère toujours ce que l’on connaît. Il n’y a rien à faire. Il avait essayé de lutter, pourtant, mais en vain.

Elle serait là. Si Alice était toujours Alice, elle serait là. Si Riley était toujours Riley, elle ne serait pas là. Il avait appelé, donc si Alice ne venait pas, ce serait un signe. Si elle venait, ce serait également un signe. Il regrettait un peu d’avoir appelé, dans un sens. Toute cette mise en scène éventée l’agaçait un peu, mais il ne pouvait pas arriver sans prévenir Alice.

Il était aussi possible qu’elle n’ait pas écouté le répondeur, mais la connaissant, il était sûr qu’elle vérifiait régulièrement les messages, comme si elle attendait toujours la bonne ou la mauvaise nouvelle à venir.

Et voilà que le contour familier de l’île se dessinait, émergeant de la baie juste à temps pour son arrivée. Il distinguait le large bras incurvé du ponton avec quelques silhouettes dessus. Il savait que Riley n’aurait pas changé. D’après les lettres qu’elle lui écrivait, il savait qu’elle serait toujours la même, aussi bien pour le physique que pour le caractère. Mais l’idée même d’une Alice de vingt et un ans l’effrayait un peu.

Leurs parents seraient ils là ? Supporterait il d’être confiné avec toute la famille sur un lambeau de terre si étroit, pris en étau entre l’océan et la baie[2] ?

Les formes des maisons grandissaient, se précisaient et, sur le quai, les visages se tournaient vers le bateau, pleins d’espoir – simples taches claires sans traits précis au départ. Il se décolla du banc, déplia ses jambes. Il sentait la moiteur de ses doigts noués autour de la bandoulière de son sac.

Il commença à scruter les visages. Les plus âgés étaient les plus familiers. Le champion de double messieurs qui tentait de dissimuler son crâne chauve sous sa mèche, comment s’appelait-il déjà ? Et le gars aux épaules voûtées qui entretenait les camions de pompiers. Et la brune avec le chien sous le bras. Le prof de tennis, Don Rontano, avec son polo immaculé, son col relevé, qui s’entendait si bien avec les femmes esseulées. En revanche, impossible d’identifier les enfants. Quant à ceux qui étaient entre les deux, il redoutait de les dévisager. Les cheveux d’Alice avaient-ils pu foncer à ce point ? Et son corps avoir pris cette forme ?

Non et non, c’était évident. À cette distance, en approchant à cette vitesse, on reconnaissait une personne à son allure générale, à certains détails indéfinissables – allure et détails qui n’étaient pas et ne pouvaient en aucun cas être les siens. Peut-être n’était-elle pas venue. Peut être n’était-elle même pas sur l’île. Mais quelle raison aurait pu empêcher Alice de venir ?

Il y avait une dernière silhouette – une fille, semblait-il – à demi recroquevillée sur un banc, une jambe repliée sous les fesses. Mais elle était de dos et, contrairement aux autres, elle ne se retourna pas à l’arrivée du bateau.

Il scruta de nouveau le petit groupe, irrité par les mouvements incessants de ses yeux. Et si elle avait radicalement changé ? Au point qu’il soit obligé d’effacer l’ancienne image qu’il gardait d’elle ?

Tandis que le ferry contournait le coude du ponton, la fille qui était assise se leva. Ses cheveux volaient au vent, cachant son visage. Sans doute était-ce pour cela qu’il n’arrivait pas à l’identifier, même de si près.

Pendant un instant, à la fois calme et sur volté, il la regarda attentivement, et un déclic se fit. Il sentit ses neurones s’emballer dans la zone de son cerveau dédiée à la perception et, en même temps, dans la zone de la mémoire.

Ce qui explique peut-être pourquoi, quand il la reconnut sans la reconnaître, il fut submergé par des idées et des émotions qu’il aurait préféré ignorer.

  

Salut ! lui dit-il.

Elle le serra dans ses bras, posant son menton sur son épaule, le visage tendu vers le phare. Jamais elle n’aurait fait cela avant. Ce n’était pas tant un geste d’affection que la nécessité de ne plus l’avoir dans son champ de vision, juste un instant.

Elle ne sentait plus rien, elle ne pouvait fixer son regard sur rien. Son corps était engourdi et ses yeux affolés. Dans un éclair de lucidité, elle se dit qu’il allait sentir son cœur battre à tout rompre et s’écarta vivement.

Elle baissa la tête en montrant son seul bagage.

– C’est tout ? demanda-t-elle au sac.

– C’est tout.

Son ton était presque mélancolique. Elle aurait voulu voir son expression mais, comme il la regardait, elle n’osa pas.

Qu’est-ce qui lui prenait ? Ce n’était que lui ! Ce bon vieux Paul. Mais en même temps, ce n’était plus lui. C’était le plus étrange des étrangers – un étranger qui se trouvait être son meilleur ami.

– C’est lourd ? dit-elle sans réfléchir.

– Non, ça va, répondit-il et elle crut entendre comme une envie de rire dans sa voix.

Il se moquait d’elle ? C’était quelque chose qu’il faisait souvent avant. Il la taquinait et se moquait d’elle sans arrêt. Mais s’il se mettait à rire maintenant, elle en mourrait.

Elle avait l’intention de se montrer froide avec lui, cette fois-ci. Parce qu’il était parti si longtemps, qu’il l’avait oubliée. « Tu m’as oubliée ? » Si elle n’avait aucun mal à se mettre en colère après lui lorsqu’il n’était pas là, en sa présence, elle en était incapable.

Elle se mit en route d’un bon pas et il la suivit. Mme McKay ôtait l’antivol de son chariot et Connie, leur ancienne prof de natation, était en train de pêcher. Si elle levait la tête, elle verrait d’autres gens. Ils connaissaient tous Paul. Le reconnaîtraient-ils avec ses longs cheveux hirsutes et sa barbe drue ?

Ni les émotions qu’elle pensait éprouver, ni l’image qu’elle voulait donner d’elle, ni les phrases qu’elle avait répétées, rien ne se passait comme prévu.

– On va chercher Riley ? proposa-t-il dans son dos.

Un immense soulagement envahit son cœur. Voilà ce qu’ils allaient faire, et qui donnerait un sens à tout ça.

Elle lui prêta le vélo de sa mère et prit le sien. Il posa son sac marin en travers du panier et grimpa sur l’étroit trottoir avec la grâce d’un natif de l’île. Il avait déjà réussi à monter sur trois vélos à la fois. Il savait faire une roue avant sans les mains. Pour elle, Paul était le dieu du vélo autrefois.

Ils se rendirent directement à la plage de l’océan. Il ôta ses chaussures et ses chaussettes sans même ralentir. Il marqua cependant un temps d’arrêt en haut des escaliers, au sommet de la dune, pour contempler le paysage, tandis qu’elle s’attardait quelques mètres derrière lui, impatiente de voir de quel type de plage il s’agissait aujourd’hui.

Enfants, ils avaient inventé des dizaines de noms pour décrire la plage, comme les Esquimaux pour la neige, et ils n’en avaient jamais suffisamment. Un sable blanc, serein, bordé d’une eau turquoise scintillante, et c’était une plage Tortola, en référence à une île des Caraïbes où sa mère avait traîné Paul en vacances. Ils n’avaient que mépris pour ce genre de plages. La plage à la Riley, aussi connue sous le nom de plage de combat, c’était celle dont les grains de sable vous fouettaient la peau comme des éclats de verre, où les vagues déferlaient rageusement. La plage à la Alice était vraiment rare, elle se caractérisait par les petits bassins que la marée laissait derrière elle.

Aujourd’hui, Alice espérait qu’elle serait comme il les aimait. Une plage à la Paul : sable craquant de marée basse, eau profonde où l’on perd pied tout de suite et où les rouleaux verts s’enchaînent violemment. C’était une vieille habitude chez elle d’anticiper ses désirs. Ça au moins, ça n’avait pas changé.

Un jour, Paul lui avait dit que la plage était comme lui, elle changeait chaque jour sans faire aucun progrès. Elle se rappelait avoir pensé plus tard qu’une personne normale aurait plutôt formulé les choses dans le sens inverse en disant qu’elle était semblable à la plage.

Retenant d’une main ses cheveux en arrière, Alice réalisa qu’ils n’avaient pas encore de nom pour cette sorte de plage. Une plage agitée. Une plage en colère. Le sable était lisse, doux, mais les vagues déchaînées s’y brisaient en diagonale. Il fallait se résigner, pas moyen de se baigner. Tandis que Paul descendait l’escalier délabré, elle se tourna vers la chaise de surveillant où sa sœur était assise, sous le drapeau rouge interdisant la baignade.

Pourtant Paul ne se dirigea pas vers Riley mais fonça droit vers la mer. Etouffant un cri de surprise, Alice le regarda entrer dans l’eau tout habillé. Il plongea dans un rouleau vert olive. Elle scruta les flots, impatiente de voir sa tête émerger de l’écume rageuse. Elle jeta un regard à sa sœur qui s’était levée, tendant le cou, les mains sur les hanches, dans sa pose de sauveteuse en état d’alerte.

La tête de Paul réapparut enfin une vingtaine de mètres plus loin, au moins. Il avait dépassé le mur de vagues, mais était tout de même ballotté par le courant.

Alice vit Riley murmurer quelque chose à son coéquipier qui se tenait au pied du poste de sauvetage. Elle siffla deux fois.

– Sortez de l’eau ! hurla-t-elle en montrant le drapeau rouge. Connard, ajouta-t-elle à voix basse.

Au loin, Paul leva le bras et lui fit signe.

Alice aurait pu dire le moment précis où sa sœur comprit qu’il s’agissait de Paul. Riley poussa un si grand cri qu’elle l’entendit d’où elle se trouvait. Puis elle jeta un coup d’œil pardessus son épaule et l’aperçut.

Elle se détendit un peu et laissa retomber son sifflet. Elle haussa les épaules, ce qui fit sourire Alice. Puis elle cria assez fort pour couvrir le bruit du vent :

– Paul est de retour, à ce que je vois !

– Laisse-le, recommanda Riley à son coéquipier. Il sait se débrouiller.

Elle se rassit dans sa chaise, suivant des yeux la petite tête de Paul ballottée par les vagues. Pas question d’aller à son secours. Qu’il se noie. De toute façon, c’était impossible qu’il se noie.

Paul avait suivi de bout en bout la formation de maître nageur sauveteur à ses côtés, déterminé à être toujours meilleur qu’elle. Elle ne lui aurait jamais avoué en face, mais il l’avait sans doute poussée à donner le meilleur d’elle-même. Elle ne se contentait pas de passer les épreuves, elle essayait de battre Paul. Et puis, le jour de l’examen – qui n’était plus qu’une formalité, un tour d’honneur –, Paul ne s’était pas présenté. Lorsqu’elle l’avait rejoint un peu plus tard près de l’embarcadère du ferry, il s’était contenté de hausser les épaules. C’était la consécration de sa vie, et lui se comportait comme si ça lui était tout bêtement sorti de la tête.

Mais, le jour où elle s’était perchée en haut de sa chaise pour la première fois, gonflée de fierté sous son maillot rouge de sauveteuse, Paul était présent. Ayant repéré un homme aux cheveux bruns qui dérivait dans le courant, elle avait bondi de la chaise, en donnant un coup de sifflet, rassemblé son équipement, crié des ordres, le sang battant aux tempes.

Lorsqu’elle avait atteint le nageur et découvert son identité, elle avait eu envie de le noyer de ses propres mains. Elle l’avait traité d’enfoiré avant de regagner le rivage, rouge de fureur. Mais là, elle s’était retrouvée nez à nez avec un attroupement de citoyens perplexes, dont son supérieur, au bord de l’apoplexie à l’idée qu’elle avait abandonné la pauvre victime. Et Paul qui continuait son cinéma ! Elle n’avait pas eu le choix. Elle avait dû faire demi-tour pour le sauver. En le traînant jusqu’au rivage, elle lui avait pincé méchamment la nuque. C’était la seule fois de sa vie qu’elle l’avait entendu gémir.

Quand ils étaient petits, Paul et Riley étaient pareils. Elle le comprenait sans le moindre effort. Parfois, ils se disputaient. L’été de leurs huit ans, elle lui avait donné une raclée qui l’avait laissé à terre. À dix ans, il l’avait envoyée valdinguer dans une porte, bilan : six points de suture au sourcil. Après ils n’en étaient plus jamais venus aux mains, même si, parfois, elle essayait de le provoquer. C’était sans doute la cicatrice qui le refroidissait. Elle l’aimait bien, cette cicatrice.

Après le collège, il avait commencé à devenir compliqué. Il se murait dans le silence et boudait sans raison apparente. Elle persistait à croire qu’il aurait été plus heureux s’il avait passé l’examen de maître nageur sauveteur. Elle en était convaincue. Plus tard, il avait milité dans des groupuscules politiques et essayé de mobiliser des ouvriers venus d’Amérique centrale pour la cueillette des fruits, mais ils avaient trop les pieds sur terre pour adhérer aux âneries qu’il leur racontait.

« Je suis arrivé avec mes grands idéaux, mais la pauvreté et la misère les écrasent et les aliènent, lui avait il écrit d’une ferme des environs de Bakersville. Hier soir, quelqu’un m’a volé mon portefeuille dans mon pantalon pendant que je dormais. Je me sens ridicule. »

Elle n’allait pas dire le contraire. « Tu aurais dû devenir sauveteur », lui avait elle répondu.

Et pourtant, elle l’aimait. Elle souffrait autant que lui de ses déceptions, même quand elle n’approuvait pas ses choix.

– Tu peux me remplacer ? demanda telle à Adam Pryce, son coéquipier, de six ans son cadet.

Il acquiesça. Elle sauta à bas de la chaise. Le cœur empli d’une joie enfantine, elle fendit les vagues et plongea dans un océan où jamais une personne saine d’esprit n’aurait trempé un orteil. Elle rejoignit Paul en quelques mouvements de crawl.

Et ils barbotèrent ensemble dans la mer déchaînée, esquivant les courants, narguant les vagues tandis qu’Alice les regardait depuis la plage.